La GRC est le service de police le plus célèbre au monde — l'image du gendarme stoïque en tunique rouge affrontant les rigueurs de l'hiver canadien, un symbole d'espoir inébranlable contre les forces obscures, est reconnue à l'échelle du globe. La fierté des Canadiens pour leur Police montée est méritée, mais quelle réalité se cache derrière le symbole?
Ce qui ressort rapidement dans les études cliniques sur les agents de la GRC est leur caractère profondément humain. Cette humanité passe trop souvent inaperçue lorsque nous considérons l'un de nos symboles les plus vénérés. Il est difficile de concilier cette notion d'humanité avec l'être symbolique, particulièrement lorsqu'on pense santé mentale, avec tous les préjugés que cela présuppose.
Pour les Canadiens, les membres de la GRC doivent demeurer solides au moment d'affronter un stress formidable tout en manifestant des qualités profondément humaines : professionnalisme, compassion et respect.
Cela dit, incarner ce symbole canadien est une lourde responsabilité. Le fait que tant d'agents relèvent ce défi si souvent donne à penser, à tort, que l'être humain sous la tunique rouge demeure intact, même après avoir supporté des dizaines d'années de stress post-traumatique.
Il y a près d'un siècle, des chercheurs étudiant les militaires ont commencé à comprendre les répercussions du stress sur leur santé mentale. Au début de la Première Guerre mondiale, on s'entendait pour dire que les problèmes de santé physique étaient réels, mais que ceux de santé mentale ne l'étaient pas, à moins de découler d'un trouble physique apparent, comme une lésion au cerveau. On considérait donc la plupart des symptômes de santé mentale comme une faiblesse de caractère.
La Première Guerre s'est soldée par un nombre sans précédent de morts et de cas de troubles de santé mentale causés par le stress post-traumatique. À l'époque, la réaction initiale des commandants militaires, très médiatisée, a été d'imputer la cause des symptômes aux soldats eux-mêmes — un commandant allant jusqu'à parler d'une manifestation de puérilité et de féminité, voire de couardise.
La culture d'alors s'est vite contentée de ces justifications, aidée en cela par un public civil dépourvu d'une perspective réaliste de la guerre. On a tenté, en vain, de créer des instruments pour discerner entre les troubles de santé mentale véritables et simulés. De nombreux traitements ont été mis en œuvre, mais sans véritable succès.
À compter de la Seconde Guerre mondiale, toute avancée dans la compréhension du stress post-traumatique et de la santé mentale avait été largement oubliée ou écartée. Toutefois, les chercheurs faisaient des progrès dans l'évaluation des symptômes, cherchant à dégager les tendances et les solutions.
Malgré la détermination à dépister la simulation et la couardise, on a observé une tendance fiable : tous les des soldats sont devenus symptomatiques après 240 jours d'exposition au combat. Il a néanmoins fallu encore trente ans pour que le trouble de stress post-traumatique (TPST) devienne un dia-gnostic reconnu, et vingt ans de plus pour que d'autres symptômes — comme la dépression et la toxicomanie, entre autres — soient associés à l'exposition aux traumatismes. On ne s'entend toutefois toujours pas quant aux expériences qui motiveraient un diagnostic de TSPT.
En décembre 2012, quelque 70 ans après que les chercheurs ont découvert qu'une pé-riode d'exposition aux traumatismes de 240 jours était trop longue, l'Alberta est devenue la première province à accorder aux premiers intervenants, qui supportent souvent plus de 25 ans de stress, le droit de revendiquer le TSPT comme maladie présomptive dans le contexte de leur travail. Le Manitoba a récemment entamé des démarches similaires.
On a mis longtemps à reconnaître l'effet des agents stressants sur la santé mentale des membres de la GRC. Malheureusement, cette reconnaissance a été retardée par les préjugés, la difficulté d'obtenir des soins accrédités efficaces et le manque de recherches sur les moyens d'améliorer la santé mentale.
Malgré tout, les chercheurs demeurent déterminés à mieux comprendre l'interaction complexe entre le stress, les facteurs de risque et de résilience, les capacités d'adaptation et la santé mentale. Si la majeure partie des études existantes ont porté sur les populations militaire et civile, j'estime que les données de ces segments de population ne sont pas suffisantes pour bien comprendre les liens entre le stress et la santé mentale chez les membres de la GRC.
La GRC doit composer avec des défis particuliers et toujours plus complexes, sous la pression des politiciens et des citoyens qui exigent toujours plus du service de police le plus célèbre au monde. Ainsi, contrairement aux effectifs militaires, les agents de la GRC sont affectés ici même au pays, dans le milieu où ils vivent, ce qui gomme la distinction entre les zones de sécurité et de danger. Les gens qui constituent une menace pour les membres et le public font également partie de la population civile que les membres sont chargés de protéger. Une personne sûre à un moment donné peut spontanément devenir une menace. Cependant, l'agent doit protéger et servir le public, car il constitue très souvent le seul rempart contre le danger.
En outre, les membres de la GRC sont aussi en poste pour une période bien plus longue, souvent plus de 25 ans, que la plupart des membres de l'armée. En général, les effectifs militaires et des polices municipales jouissent du soutien d'une vaste équipe, alors que les agents de la GRC travaillent souvent au sein d'un groupe restreint, surtout dans les secteurs éloignés.
Par ailleurs, les membres de la GRC sont de plus en plus déployés à l'étranger — tout comme les militaires — pour remplir des missions de police internationale. Le cas de la GRC mérite donc l'attention des chercheurs si l'on veut améliorer la santé de ses membres.
Mon équipe de chercheurs et moi-même à l'Université de Regina avons amorcé une telle étude, notamment sur le stress post-traumatique et l'étendue des troubles en la matière chez les effectifs de la GRC. Des facteurs comme l'optimisme et un vaste réseau de soutien pourraient protéger un membre contre les effets néfastes des traumatismes, alors que des facteurs comme une enfance difficile ou la démobilisation professionnelle augmenteraient les risques.
L'automne dernier, plus de 300 membres de la GRC en Saskatchewan ont répondu à un sondage dont les données fournissent un aperçu de l'état de résilience et de santé mentale chez les effectifs. Mais cet aperçu ne constitue qu'un premier pas. Il faut instamment amorcer une étude qui s'attarde à la condition du cadet avant le début de sa formation et qui le suit tout au long de sa carrière si on veut vraiment cerner les facteurs décisifs intervenant dans la santé mentale.
Lors d'exposés récents, en particulier devant le Comité permanent de la Chambre des communes sur la santé, j'ai rappelé l'engagement pris par les responsables de premiers intervenants, notamment la GRC, afin de dissiper les préjugés et de favoriser la santé mentale par la mise en œuvre d'études, d'interventions et d'initiatives de prévention fondées sur des faits.
Les données de recherche actuelles, le soutien des hauts responsables et un appel à la réforme de la part des membres ont eu un effet synergique nous permettant d'aller de l'avant pour promouvoir la santé mentale à la GRC.
Mais pourquoi ces démarches n'ont-elles pas eu lieu avant? C'était peut-être impossible. Un vaste virage culturel est survenu qui nous permet désormais de reconnaître l'importance et la valeur de la santé mentale. En outre, on observe une convergence récente d'études intersectorielles sur l'effet des facteurs de risque et de résilience sur le développement de blessures liées au stress, ainsi que le prélèvement de données préliminaires à long terme.
La technologie de pointe nous permet désormais de communiquer sur de vastes distances. Nous sommes à l'aube d'une nouvelle technologie de mesure physiologique continue. La Division Dépôt de la GRC dispose maintenant des ressources scientifiques nécessaires par l'entremise de l'Université de Regina. Enfin, le milieu des premiers intervenants et leur famille, les politiciens et le public en général souhaitent l'émergence d'un leadership national dans le domaine. Par conséquent, la GRC saisira cette occasion nouvelle de faire preuve de leadership et d'innovation en santé mentale.
À cet égard, je dirige une équipe pluridisciplinaire d'experts mondialement reconnus rattachés à diverses universités et collaborant avec les cadres supérieurs de la GRC à un projet d'étude transformatrice sur les soins de santé mentale. Les systèmes de soins de santé mentale actuels sont réactifs, intervenant après la blessure, souvent trop tard. Ce modèle n'est pas économiquement viable ni moralement adéquat.
Le projet tablera sur les données de recherche actuelles pour entamer des améliorations, recueillir des données inédites et aider à concevoir un système amélioré de soins de santé mentale. Il sera proactif en réduisant les risques et les stigmates tout en favorisant la résilience.
Il misera aussi sur les avancées récentes pour améliorer les soins en intégrant des pratiques fondées sur des données probantes, tout d'abord au sein du programme de formation des cadets de la GRC, pour s'étendre ensuite à l'ensemble des effectifs. Le projet devrait améliorer la qualité de vie des membres et de leur famille et, en fin de compte, permettre d'épargner des millions de dollars en coûts annuels.
Le projet national envisagé profitera d'une grande visibilité. Il orientera les politiques et les programmes en traduisant les normes préconisées par la Commission de la santé mentale du Canada en améliorations concrètes — d'abord à la GRC, puis chez tous les premiers inter-venants, voire pour l'ensemble des Canadiens. Comme ce fut le cas maintes fois dans le passé, la GRC se fera un havre d'espoir, cette fois en matière de santé mentale, avec l'appui de nos meilleurs chercheurs.
Nicholas Carleton, Ph. D., est professeur à la faculté de psychologie de l'Université de Regina; il travaille sur les traumatismes et les réactions au stress depuis 15 ans. Il a amorcé en 2010 des études cliniques sur les effectifs militaires et paramilitaires, notamment sur les agents de la GRC.