Le gend. Alexandre L'Heureux est l'un des deux artistes judiciaires à temps plein de la GRC. Ayant dû renoncer à ses ambitions olympiques à cause d'une blessure subie en 2007, cet ancien champion d'athlétisme avait perdu foi en l'avenir. Mais une conversation avec son père, un ancien policier de la région de Montréal, l'a remis sur les rails. Paul Northcott s'est entretenu avec lui au sujet de sa profession, la plus belle qui soit à la Gendarmerie.
Comment êtes-vous devenu artiste judiciaire?
Par pur hasard. Je ne savais même pas que ce métier existait quand je suis entré à la GRC. En sortant du collège, j'ai travaillé comme designer pour un bureau d'architectes, et j'ai toujours pratiqué les arts plastiques à temps perdu. Dessiner des gens et des visages, je sais ce que c'est. Je devais avoir moins de deux années de service quand j'ai rencontré Michel Fournier (artiste judiciaire à la retraite). Il m'a demandé si je pouvais dessiner, et j'ai dit oui. J'ai donc été artiste substitut durant quelques années. En 2012, j'ai commencé à travailler sous son mentorat.
Comment êtes-vous devenu artiste à temps plein? Avez-vous dû présenter des dessins?
Ça s'est passé comme ça, et j'ai fait trois dessins. Il faut pouvoir dessiner des visages sans aucun modèle, uniquement à partir d'une description. Il faut aussi avoir des qualités d'intervieweur et, dans la région de l'Atlantique, être bilingue. Neuf dixièmes de notre travail consiste à interroger les gens pour obtenir des détails pertinents. Impossible d'arriver à un bon résultat si on n'établit pas un bon contact avec la personne devant nous. J'ai de la facilité à parler aux gens, à gagner leur confiance.
Comment obtenez-vous l'information dont vous avez besoin pour faire un portrait?
Lorsqu'une personne doit être identifiée et qu'il existe un témoin oculaire, l'enquêteur principal m'appelle pour qu'on organise une rencontre avec le témoin. Il est important que le témoin soit coopératif et disposé à collaborer avec moi. Après quelques exercices mentaux pour stimuler sa mémoire, je lui demande de décrire ce qu'il a vu avec le plus de détails possible. Je lui demande de décrire la personne, et je lui fais consulter un catalogue illustrant des traits physionomiques. Avec un peu de chance, le témoin désigne certains traits qu'il croit reconnaître.
Pendant que le témoin passe en revue les images du catalogue, je me mets à dessiner. En voyant le portrait, le témoin le compare mentalement à son souvenir de la personne à identifier. À partir de là, je me fie aux indications du témoin pour modifier le dessin jusqu'à ce qu'il soit convaincu de ne pouvoir rien faire pour l'améliorer. On obtient ainsi une représentation approximative de la personne d'intérêt. Dans certains cas, le résultat est très précis.
Pourquoi la GRC a-t-elle besoin d'artistes judiciaires?
Nous entrons en scène lorsqu'on enquête sur un crime grave pour lequel il n'y a ni suspect ni personne d'intérêt. C'est assez fréquent au pays : on est confronté à un crime, mais on n'a pas de nom, pas de suspect. Nous sommes le dernier recours pour les enquêtes enlisées. Quand on nous appelle, c'est qu'ils (les enquêteurs) ont déjà fait tout ce qu'ils pouvaient sans réussir à identifier de suspect. Laisser ces affaires irrésolues cause de la frustration. Et ce n'est pas rendre service à la population que de ne pas faire tout ce qui est en notre pouvoir pour faire avancer les enquêtes.
Vous ne faites pas que des dessins. En quoi consiste la reconstitution faciale?
Lorsqu'une personne ne peut pas être identifiée au moyen de son ADN ou de sa dentition, on m'envoie ses restes. L'anthropologue et moi cherchons alors à en apprendre le plus possible sur le défunt : sexe, âge, tout élément pouvant aider à la reconstitution. Je fais ensuite un moule du crâne. Lorsque le crâne n'est pas propre, je le mets à bouillir dans une solution chimique, puis je le débarrasse de tous les tissus restants. Une fois que j'ai ma copie du crâne, j'y applique des marqueurs tissulaires, qui indiquent à quelle hauteur se situe tout ce qui se trouve entre le crâne et la surface de la peau (muscles, tendons, vaisseaux sanguins, etc.). J'y pose ensuite des yeux de verre, puis je sculpte dans l'argile un visage que j'essaie de faire ressembler le plus possible à celui qu'avait cette personne. Je n'ai fait que deux reconstitutions faciales dans toute ma carrière.
Ce genre de travail n'est-il pas repoussant?
Quand je suis entré à la GRC, j'avais horreur du sang. À la Division Dépôt (école de la GRC), mes coéquipiers me prévenaient pour que je détourne les yeux. Un jour, on m'a emmené voir une autopsie. Ça a été le coup de fouet dont j'avais besoin : le contact avec des restes humains ne me cause plus aucun pro-blème. Je côtoie régulièrement la mort depuis, et ça ne me trouble pas. Je manipule des crânes humains, je touche de la chair morte et je fais des choses qui répugnent à la plupart des gens. Jamais je n'avais imaginé faire ça un jour, mais le fait est qu'au Canada, une grande quantité de restes humains attendent toujours d'être identifiés. La reconstitution faciale est un outil précieux qui nous aide à faire ce genre d'identification et à apporter un début de consolation aux familles des disparus.
Votre métier risque-t-il de devenir caduc?
Non. D'abord, il n'est pas possible de mettre des caméras partout, même en milieu urbain. Dans la région de l'Atlantique, le gros du travail se fait en milieu rural. Bon nombre de crimes sont commis dans des résidences, et ce n'est pas tout le monde qui est équipé de caméras de sécurité. Et même si c'était le cas, rien ne garantit que les images captées seraient d'assez bonne qualité pour nous permettre d'identifier le coupable.
Vos dessins mènent-ils souvent à une arrestation?
Ce qui compte, c'est moins d'avoir un portrait fiable que de savoir s'en servir. En diffusant un portrait dans les médias, on peut récolter une centaine d'appels. Parmi eux, il y en a peut-être un, par chance, qui nous orientera dans la bonne direction. En général, notre taux de réussite est d'environ 50 p. 100. Comme avec les empreintes digitales, on peut avoir du succès dix fois de suite, puis rester le bec dans l'eau les dix fois suivantes. En fin de compte, il s'agit de savoir travailler en équipe et de tout faire pour aider ceux que nous avons pour mission de protéger.