La pilule est parfaite. Sur sa capsule verte et lisse est imprimée l'indication bien reconnaissable « CDN 80 ». Elle est remplie de poudre blanche, comme les vraies. Quasi identique à une pilule d'oxycodone, elle contient en fait du fentanyl, l'une des drogues les plus mortelles au pays.
Sous sa forme la plus pure, semblable à du sucre à glacer, le fentanyl possède un pouvoir mortel inimaginable. Une dose létale, soit seulement deux milligrammes, se voit à peine à l'œil nu et peut être absorbée par la peau. Malgré les risques, l'importation et la vente de fentanyl ont connu un véritable boom au Canada ces dernières années.
« Qui veut de la coke ne peut pas appeler El Chapo ou le cartel de Sinaloa et en demander gentiment un kilo, explique le cap. Eric Boechler, de l'équipe de répression et d'intervention contre les laboratoires clandestins de la Division E. Mais pour du fentanyl, il suffit d'en commander en ligne à des labos en Chine. On voit ici des gars s'en procurer qu'on n'aurait jamais imaginé s'engager dans le narcotrafic intermédiaire. »
Le fentanyl, un opiacé respectivement 80 et 50 fois plus puissant que la morphine et l'héroïne, est vendu sur ordonnance comme analgésique, le plus souvent à des cancéreux souffrant de douleurs chroniques. Importé ici illégalement, il est coupé à une concentration tolérable avant d'être vendu, parfois comme de l'héroïne, le plus souvent sous la forme de pilules d'oxycodone.
Les pilules fausses et contrefaites
C'est une affaire lucrative, car en coupant un kilo de fentanyl pur, on obtient cent kilos de pseudo-héroïne ou des centaines de milliers d'antalgiques contrefaits. La substance est si bon marché que presque tous les comprimés estampillés CDN 80 actuellement sur le marché noir contiennent du fentanyl.
De fait, l'estampille CDN 80, censée attester l'authenticité de l'oxycodone, est aujourd'hui la marque distinctive des comprimés contrefaits. Devant la popularité des usages récréatifs de l'oxycodone, son fabricant au Canada en a changé la formule et l'estampille.
« Y a pas que les toxicos lourds qui en consomment, rapporte le cap. Boechler. Exemple ce couple trentenaire de classe moyenne, Amelia et Hardy Leighton, parents d'un gamin de deux ans dans North Vancouver. Surdose. Les deux sont décédés. »
Le fentanyl et beaucoup de ses analogues (composés chimiques de structure et d'effet presque identiques) sont des substances réglementées au Canada. La plus grande partie du fentanyl importé provient de laboratoires chinois qui copient les formules chimiques brevetées appartenant aux sociétés pharmaceutiques.
Les trafiquants importent aussi du W-18 et ses analogues, qui ne sont pas encore illi-cites malgré leurs effets opioïdes très proches de ceux du fentanyl. Quelle que soit la substance, le trafiquant utilise du matériel pharmaceutique pour en faire des comprimés kératinisés qu'il fait passer pour des pilules d'oxycodone.
La réponse de la police
« On a entamé un combat sur tous les fronts, dit le cap. Boechler. La Direction générale a pris le dossier en main, tandis que Santé et Sécurité au travail élabore des directives de sécurité appropriées à la saisie de la substance, à sa conservation comme pièce à conviction, à l'exécution des mandats et à la protection des chiens policiers. Nous collaborons constamment avec d'autres orga-nismes au pays et à l'étranger pour maîtriser la situation. »
Les surdoses fatales de fentanyl augmentent en flèche depuis quatre ans. En C.-B., point chaud du trafic de fentanyl, on en a compté 146 en 2015, contre 13 en 2012.
La naloxone, un médicament antagoniste du fentanyl, fait désormais partie de la pharmacopée de la majorité des ambulances de l'Ouest canadien.
Ce médicament, disponible seulement sur ordonnance, devrait être déréglementé dans quelques mois. Cette mesure, de même que l'autorisation prévue du vaporisateur nasal, devrait permettre aux policiers sur le terrain d'y accéder plus facilement.
« J'étais avec mon équipe dans un laboratoire clandestin à Langley quand une auto a surgi en nous fonçant dessus, raconte le cap. Boechler. Sur la banquette arrière, un gars avait pris une surdose de fentanyl.
Son cœur battait toujours, mais il ne respirait plus. Il n'en avait plus que pour quelques minutes à vivre. Comme nous avions une ambulance sur place, l'équipe de secours a pu lui administrer de la nalo-xone. Ils lui disaient : "T'étais mort!", et maintenant il respire et marche comme tout le monde — un peu de naloxone aura suffi à lui sauver la vie. »
Parer au danger
Le cap. Boechler et Andrew McKechnie, un agent de la sécurité au travail de la GRC, estiment que, bien que le fentanyl soit un danger, il existe des procédures simples pour y parer.
Ils recommandent notamment de porter un équipement de sécurité complet, avec respirateur et gants doublés en nitrile, d'éviter tout contact avec la peau et de toujours être accompagné d'au moins un autre policier au moment de pénétrer sur des lieux où peut se trouver de la drogue.
Ils font aussi remarquer que les tests de présomption les plus couramment utilisés sur le terrain — trousses d'identification NIK et NARK — ne sont pas des moyens de détection infaillibles. La pratique la plus sage consiste à traiter toute drogue inconnue comme si c'était du fentanyl.
« Le danger est là, bien réel, au coin de la rue, affirme M. McKechnie. J'ai eu vent de quelques cas de policiers exposés au fentanyl, mais je n'ai connaissance d'aucun cas de décès dans toute l'Amérique du Nord. Les membres affectés aux services généraux doivent être prudents, mais pour la majorité d'entre eux, les chances de tomber sur du fentanyl sont très faibles. »
Tandis que le problème s'aggrave, la GRC, le gouvernement et divers orga-nismes nord-américains préparent une contre-offensive. Au Canada, on élabore actuellement un projet de loi visant à réglementer le matériel pharmaceutique (p. ex. presses) et à prévenir l'importation d'un plus large éventail d'analogues. Les enquêteurs sur le terrain recevront formation et équipement d'appoint qui renforceront leur sécurité.
« Les gens sont terrifiés par le fentanyl, et ça se comprend, dit le cap. Boechler. Moi aussi, avant, j'étais terrifié. Mais plus maintenant. Je tiens la chose pour ce qu'elle est. Je fais très attention à ce que je fais, et aujourd'hui encore, je pète le feu. »
Reproduit avec la permission du Pony Express ().