Vol. 77, Nº 2Reportages externes

Stopper le cycle de la violence

Aide aux jeunes dans les salles d'urgence

Dans le cadre du projet EDVIP, la travailleuse de soutien Roxanne Ballantyne et la Dre Carolyn Snider tentent d'ouvrir le dialogue avec les jeunes victimes de violence en vue d'empêcher leur retour au service des urgences. Crédit : Heather Tiede

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Winnipeg, un chaud samedi soir – il est 1 h 57, et la Dre Carolyn Snider, qui est de service au traitement des urgences depuis à peine deux heures au Health Sciences Centre, le principal hôpital traumatologique du Manitoba, a déjà soigné et laissé partir deux adolescents de seize ans ayant subi des lacérations lors d'une violente altercation au cours d'une fête privée.

Ses patients actuels, un homme de 19 ans et une femme de 22 ans, attendent qu'on les soigne dans des pièces adjacentes. Lui a une plaie à la tête qui nécessitera 14 points de suture, résultat du coup de bouteille d'alcool vide qu'il s'est valu en refusant à la femme de 22 ans la cigarette qu'elle lui demandait. Elle, un bras cassé et une fracture de l'os jugal, résultat de la riposte des amis de la victime. Tous deux venaient de faire connaissance dans un bar du centre-ville.

Le tableau qui précède est fictif, mais il est assez représentatif d'une nuit d'été ordinaire dans les salles d'urgence du Canada. Selon la Dre Snider, qui a travaillé comme urgentologue à Toronto et à Winnipeg, ce sont les blessures causées par des agressions volontaires qui amènent le plus souvent les jeunes de 12 à 24 ans au service des urgences. C'est aussi la principale cause d'hospitalisation chez les hommes de 20 à 24 ans.

« Les blessures, ça revient tout le temps, constate la Dre Snider. C'est un phénomène qui touche beaucoup de jeunes – or que fait-on à l'heure actuelle? On renvoie le patient chez lui aussitôt ses plaies recousues : on ne s'attaque pas à la racine du problème. »

Mécontente du statu quo, la Dre Snider a approché ses confrères américains pour voir quelle forme pourrait prendre un programme hospitalier d'échec à la violence au Canada. Après de vastes consultations auprès de médecins, d'infirmières, de travailleurs sociaux, d'intervenants des services à la jeunesse et d'anciens membres de gangs, le projet de recherche pilote Emergency Department Violence Intervention Program(EDVIP) a vu le jour. Son but : contrer certains des facteurs responsables du cycle de la violence et des blessures chez les jeunes.

Financé par les Instituts de recherche en santé du Canada, le EDVIP est la seule étude contrôlée sur échantillon aléatoire en Amérique du Nord à avoir été conçue pour mesurer directement, par la réduction du nombre d'admissions répétées aux urgences pour des blessures intentionnelles, l'efficacité des soins prodigués aux victimes, à l'hôpital comme à l'extérieur, pendant environ un an après la blessure initiale.

Heather Woodward, la travailleuse sociale de l'organisme, dirige l'équipe d'intervention du EDVIP. Voici comment elle décrit le fonctionnement du programme.

« Nous assurons une prise en charge complète : on approche le jeune sur son lit d'hôpital, peu après l'infliction des blessures, et on lui donne l'occasion de parler à un travailleur de soutien au sujet des aspects de sa vie qui, selon lui, l'exposent à des risques de violence. »

Mme Woodward fait savoir que le succès du EDVIP repose sur plusieurs éléments clés. Le premier tient au fait que les travailleurs de soutien sont des personnes avec qui le jeune se sent à l'aise et à qui il peut s'identifier. L'équipe d'intervention du EDVIP compte actuellement cinq travailleurs de soutien (trois hommes et deux femmes) qui soit ont déjà vécu des expériences de violence, soit ont une longue expérience de travail avec des jeunes touchés par la violence.

Deuxième élément : le contact avec les jeunes se fait tandis qu'ils sont encore alités dans la salle d'urgence, moment où ils sont le plus disposés à tirer des leçons de ce qui leur arrive.

« Des études ont montré que le jeune qui vient d'être blessé par suite de voies de fait était souvent dans un état d'esprit réflexif et réceptif, commente la Dre Snider, maintenant directrice médicale et investigatrice principale du programme. La salle des urgences est donc le lieu idéal pour entreprendre une intervention. »

Troisième élément clé : c'est le jeune lui-même qui cerne les facteurs qui ont pu contribuer à l'exposer à des risques de coups et blessures. « Le travailleur social n'a pas pour mission de remettre le jeune sur pied, mais de l'accompagner sur le chemin de la guérison », précise Mme Woodward. Parmi les facteurs de risque les plus cités figurent la dépendance, le manque de logement sûr et les démêlés avec la justice pénale.

La Dre Snider garde un souvenir très net du moment où elle a compris qu'on en faisait trop peu pour éradiquer la violence juvénile : c'était à l'hôpital torontois Sunnybrook, quand elle a reçu aux urgences un jeune homme qu'elle avait traité des mois plus tôt pour des lacérations. Elle se rappelle s'être demandé si elle aurait pu prévenir son retour aux urgences.

La Dre Snider a appris par la suite que la situation de ce jeune homme était plutôt banale : environ 20 p. 100 des jeunes victimes de coups et blessures se font hospitaliser pour d'autres blessures dans les douze mois qui suivent.

Rick Linden, professeur de criminologie à l'Université du Manitoba et membre du comité consultatif du EDVIP, est une sommité mondiale en matière de délinquance juvénile. Selon lui, ce sont souvent les mêmes circonstances qui poussent les jeunes à tremper dans des activités criminelles et qui les exposent au risque d'être victimes d'agression.

« Chez les jeunes contrevenants, il existe une relation étroite entre le fait d'être un délinquant violent et celui d'être victime de blessures graves, analyse M. Linden. Marginalisés et issus de familles pauvres, ces jeunes appartiennent au même type de milieu, ont souvent le même mode de vie dangereux et sont fréquemment membres d'un gang. Que tel jeune devienne une victime ou un délinquant à un moment donné peut n'être que le résultat d'une conjoncture passagère, du hasard ou de la force intérieure, c'est-à-dire de circonstances qui changent continuellement. »

Ces dix dernières années, au Canada, environ le quart des victimes d'homicide et presque la moitié des personnes inculpées pour ces crimes étaient âgées de 14 à 24 ans. Au Manitoba, où le taux d'homicides est l'un des plus élevés au pays, plus du tiers des homicides commis ces six dernières années impliquaient des jeunes.

La Dre Snider a récemment achevé sa propre analyse des cas de jeunes Manitobains blessés ou tués par suite d'actes de violence entre 2004 et 2011. Elle a constaté, même en tenant compte de facteurs comme le sexe, le revenu, la scolarité, le recours aux services à l'enfance et à la famille et les hospitalisations précédentes pour coups et blessures, un jeune ayant déjà été inculpé était quatre fois plus susceptible d'être victime de blessures graves ou de meurtre.

« Très tôt dans la phase pilote de l'étude, on s'est aperçu qu'il nous fallait compter sur le soutien et la participation des secteurs de la justice et du maintien de l'ordre, explique la Dre Snider. C'est pourquoi nous avons conclu un partenariat avec le Service de police de Winnipeg (SPW). »

Le s.é.-m. Bob Chrismas, du SPW, fait l'interface entre la police et l'équipe du EDVIP. Les initiatives comme le EDVIP, dit-il, font partie de la « nouvelle économie du travail policier ».

« Le EDVIP est un excellent exemple de ce nouveau type d'intervention préventive. Le SPW a fait du développement social le socle de son action visant à prévenir la criminalité, et à ce titre, il est fier de son partenariat avec le EDVIP, qu'il soutient et veut faire connaître comme un brillant exemple d'innovation et de collaboration sociales.

M. Chrismas affirme que le programme et son équipe donnent des résultats positifs.

« J'ai été touché par la compassion et l'engagement de l'équipe envers la communauté et les jeunes visés; c'est sans aucun doute à cet engagement qu'est dû le succès formidable remporté depuis un an. L'équipe du EDVIP change vraiment la vie des jeunes aux prises avec la violence. Je crois que ce modèle sera adopté dans tous les services des urgences du Canada. »

Bien que le EDVIP en soit encore à la phase pilote et ne livrera pas de résultats concrets avant une autre année, la Dre Snider note les pas de géants accomplis par les participants.

« Bon nombre sont retournés à l'école ou travaillent à plein temps. Certains font du bénévolat lors de cérémonies et aident à la distribution de meubles et d'articles ménagers dans leur communauté. La plupart de nos jeunes disposent maintenant d'un logement sûr. Beaucoup de jeunes Autochtones qui ont été mis – ou remis – en contact avec leur culture traditionnelle en apprennent sur les sueries, la danse du Soleil et les pow-wow et participent à ces rituels. Plus important encore, on voit nos jeunes devenir autonomes et se prendre en main. »

Comme le savent les partenaires communautaires qui travaillent dans le cadre duEDVIP, de modestes réalisations peuvent induire d'immenses changements dans la vie des jeunes qui participent au programme.

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