Les spécialistes
- Mary Kathleen Hickox, Comité consultatif national sur la jeunesse de la GRC, Charlottetown, Î.-P.-É.
- Chris Rider, directeur administratif, BYTE – Youth Empowerment, Whitehorse, Yukon
- Gend. Gail Starr, Groupe de la police des Premières nations, Détachement régional du Haut-Fraser, GRC
Mary Kathleen Hickox
Qu'évoque pour vous le mot « tyran »? L'image du garçon costaud qui plaque l'élève chétif contre un casier? Celle de l'adolescente riche et cruelle qui s'en prend aux autres par caprice? Ou peut-être celle du jeune à l'air un peu louche qui vole l'argent de ses camarades parce que ses parents sont pauvres? Autant de perceptions non seulement erronées, mais carrément fictives.
Ici à Charlottetown (Î.-P.-É.), le plus grand problème qui guette les jeunes, c'est la cyberintimidation. J'en ai moi-même été victime, tout comme la plupart de mes amis et pairs.
En ce monde où tout évolue sans cesse, notre perception de l'intimidation doit s'ajuster aussi. Ce n'est plus un phénomène qui se voit à la cafétéria, mais un mal invisible qui est présent sur votre téléphone, sur Facebook, sur Twitter, sur votre ordinateur, bref partout, et auquel il est souvent impossible d'échapper. En tant que jeune de la génération du millénaire, je peux vous dire que ce n'est pas seulement un problème courant, mais un fléau.
La technologie offre la possibilité inouïe de communiquer sous le couvert d'une autre identité, à partir d'un sanctuaire virtuel sans surveillance aucune, où vous êtes libre de dire tout ce que vous voulez. Où vous pouvez devenir un tyran.
C'est l'un des facteurs qui rend la chose si difficile à enrayer. Le tyran d'aujourd'hui se cache souvent sous un masque de son invention. Le simple observateur ne se douterait jamais que le patineur de vitesse réservé envoie des textos méchants à son coéquipier, ni que l'aimable surveillante de bibliothèque prend le nom CrocodileNocturne123 pour harceler ses pairs.
L'anonymat que garantit Internet vient bien sûr compliquer encore davantage les choses. Parfois, la victime d'intimidation ressent d'autant plus d'angoisse qu'elle ne connaît même pas l'identité de son bourreau.
Et puis il y a les médias sociaux, qui ajoutent, l'expression le dit, une dimension sociale. Voilà un autre élément qui contribue au foisonnement de l'intimidation et à son pouvoir de blesser : le tyran a accès à un vaste public avec lequel il peut partager, retransmettre et réafficher à sa guise, malmenant à répétition sa victime. Toute la communauté peut s'y mettre.
Trop souvent, la victime porte la res-ponsabilité du crime. Il n'est pas juste qu'elle doive elle-même faire office d'enquêtrice, d'autorité de répression et de conseillère. Dans bien des cas, on lui attribue même le blâme. Les gens lui demandent : « Qu'as-tu fait pour provoquer ça? » Comme si elle était dans le tort et qu'elle méritait de se faire traiter de la sorte. Elle peut en venir à se méfier des autres et à perdre confiance en elle.
C'est le témoin qui joue le rôle le plus déterminant dans cette situation. Il peut l'améliorer ou l'aggraver. Malheureusement, bien des jeunes choisissent la facilité et se laissent influencer. Il faut leur apprendre dès le primaire à se tenir debout, pas juste en portant un t-shirt rose le 25 février, mais en dénonçant les tyrans et en soutenant leurs victimes.
Si l'on ne brise pas le mythe que « l'intimidation fait partie du cheminement vers l'âge adulte », elle risque de devenir une norme acceptée par la société.
Chris Rider
Mon organisation, BYTE – Youth Empowerment, se déplace partout au Yukon pour offrir aux 13 à 18 ans des ateliers où il est question d'intimidation, de santé mentale, de leadership et de saines relations. Notre travail nous offre plein d'occasions d'échanger avec des jeunes et des adultes sur les problèmes qu'ils vivent.
Certains des enjeux qui touchent les jeunes, comme l'intimidation et l'évolution de la technologie, sont les mêmes partout au pays. D'autres sont propres aux endroits reculés. Selon mon expérience, le plus grand problème qui les guette dans le Nord, c'est la toxicomanie.
J'ai demandé à de nombreux résidants de différentes régions du territoire pourquoi la toxicomanie y fait tant de ravages. La réponse qui revient toujours, c'est le traumatisme intergénérationnel causé par le régime des pensionnats indiens. Il m'est difficile de bien exposer cette réalité qui a si profondément marqué tant de personnes, mais il s'agit d'un point incontournable dans toute discussion sur la toxicomanie au Yukon.
De tels pensionnats ont existé au Yukon de 1891 à 1968, mais bien des Autochtones d'ici en ont aussi fréquenté dans le Nord de la Colombie-Britannique (Lower Post) et dans les Territoires du Nord-Ouest (Aklavik), où le dernier n'a fermé ses portes qu'en 1996. Sous le régime fédéral des pensionnats in-diens, les enfants autochtones étaient séparés de leur famille pour forcer leur assimilation à la culture des Blancs.
Au Yukon, il se trouve encore des aînés qui ont souvenir de s'être vu enlever leurs enfants. Toute résistance les menait en prison. Ils parlent de l'incidence que la situation a eue sur eux et sur leur communauté. Après le départ de leurs enfants, nombre d'adultes ont cherché à émousser leur peine dans l'alcool et la drogue.
Lorsque les pensionnaires sont finalement revenus, la toxicomanie s'était enracinée dans leur communauté. Ceux qui ont vécu l'expérience disent avoir eu le sentiment de n'appartenir nulle part. Sous l'effet de ce cruel traumatisme, le cycle de la toxicomanie s'est poursuivi.
C'est ainsi qu'est née la situation actuelle. Même si tous les pensionnats sont maintenant fermés, bien des jeunes du Nord continuent d'être entourés des problèmes qui en ont découlé. De bonnes personnes, souvent oncles, tantes, mères ou pères, boivent afin d'engourdir leur douleur. Pour de nombreux jeunes, surtout dans les petites communautés isolées, la toxicomanie est devenue la norme.
Il n'est pas rare, quand on grandit au Yukon, de voir ses modèles de comportement aux prises avec des problèmes d'alcool ou de drogue. Ici comme ailleurs, les jeunes imitent leurs parents, les aînés et leurs pairs, et le cycle se perpétue.
Les communautés touchées et les organisations comme BYTE – Youth Empowermenttravaillent avec ardeur à y mettre un frein.
J'ai une formidable équipe de coordonnateurs et d'agents d'intervention qui mettent les bouchées doubles pour offrir des programmes favorisant la santé mentale et l'assurance chez les jeunes, dans l'espoir d'aider à panser leurs blessures. Il y a heureusement des signes de progrès.
Notre souhait, c'est de voir reculer la toxicomanie à mesure que les communautés guérissent et que les jeunes Autochtones recommencent à tirer une fierté de leur culture traditionnelle.
Gend. Gail Starr
Mon nom traditionnel est Kwelaxtelotiya, et mon nom anglais, Gail Starr. Le fait d'avoir été née et élevée dans une communauté des Premières nations mais d'avoir aussi travaillé hors réserve m'a donné une vue d'ensemble des problèmes sociaux que vivent les jeunes d'aujourd'hui.
J'appartiens à la communauté Skwawakul de Seabird Island, l'une des 23 bandes de la nation Sto:lo, dont le territoire s'étend vers l'est de Langley (C.-B.) à Boston Bar, des deux côtés du fleuve Fraser. En langue halq'eme'ylem, Sto:lo signifie « les gens aux abords de la rivière ». Nous avons des liens avec le saumon et l'eau.
Selon les enseignements des aînés, nous sommes reliés depuis des millénaires à toutes les formes de vie le long du Fraser, sur les plans physique, spirituel, mental et affectif. Nos moyens de subsistance et d'hébergement viennent des montagnes, de même que nos chansons sacrées. Le cèdre permet à nos familles de se loger, de se déplacer et de se vêtir. Dans nos plaines et nos vallées ancestrales poussent baies, plantes médicinales et herbes dont nous faisons la cueillette. Nos enseignements se transmettent lors de moments passés en famille. Jamais consignés par écrit, ils se communiquent par la parole et par l'art (œuvres rupestres, peintures et sculptures).
Ces enseignements, comme notre cheminement dans la vie, ont un aspect circulaire, puisque tout est relié. Le gouvernement du Canada a décrété que nos enfants seraient envoyés de force dans des pensionnats. Cet assaut concerté sur le noyau familial visait à tuer « l'Autochtone dans l'enfant » en lui imposant une religion occidentale et un schème de pensée linéaire, donc étranger, dans un milieu de captivité loin de sa communauté traditionnelle, et en frappant d'illégalité la langue, la chanson, l'art et les rassemblements autochtones. Le dernier pensionnat a fermé ses portes en 1996. Il faudra des générations pour en guérir.
Aujourd'hui, cet héritage laisse sa marque sur les jeunes de nos communautés. Il faut trouver le moyen de concilier tradition et vie moderne. Nos jeunes progressent vers cet idéal à mesure qu'ils poursuivent leurs études et qu'ils prennent conscience de la pérennité de leur statut et de leurs droits d'Autochtones, et aussi de leur langue traditionnelle, dont l'apprentissage garantit la survie. L'équilibre est possible au 21e siècle.
Quand j'enseigne et que je parle aux jeunes dans nos écoles communautaires, j'ai l'honneur d'observer les liens qui les unissent à tous les êtres vivants et leur capacité d'appliquer les enseignements traditionnels aux problèmes sociaux qu'ils ont à affronter.
Je suis fière de commencer mon article en donnant mon nom traditionnel. Je fais valoir aux jeunes que notre langue, bien vivante, est le cœur battant de notre identité, et que les occasions abondent d'embrasser notre appartenance à la nation Sto:lo tout en séparant avec aplomb le passé du présent. Il est possible de tenir en harmonie les besoins de la tradition et ceux de la vie moderne devant tout enjeu d'intérêt communautaire.