En 2011, pour une étude commandée par Google Ideas, David Pyrooz, de la Sam Houston State University , au Texas, a interviewé, avec Scott Decker et Richard Moule fils, de l'Arizona State University , 585 membres de gangs (anciens, actuels et potentiels) sur leur usage d'Internet. Il a expliqué à Mallory Procunier les résultats de l'étude et son importance pour la police.
Votre étude donne à croire que les gangs de rue n'utilisent pas Internet à des fins de recrutement ou de cybercriminalité. Pourquoi?
Les gangs recrutent des gens en qui ils ont confiance, et Internet est un milieu foncièrement indigne de confiance, où il est trop difficile de distinguer le vrai du faux. Sur Facebook, vous ne savez pas si vous parlez à un policier ou à un jeune de la banlieue qui veut vous avoir comme ami. Et puis, pourquoi recruter en ligne quand il y a un immense bassin de jeunes dans votre quartier? Les gangs n'ont ni besoin ni envie d'utiliser Internet pour ça.
Ils ne s'en servent pas pour commettre des cybercrimes complexes, non plus. Nous sommes partis de l'hypothèse générale que le comportement des gangs hors ligne influe sur leur comportement en ligne. Parce qu'ils se livrent à beaucoup d'actes de violence et de formes de criminalité extrêmes dans la rue, nous pensions qu'ils en feraient autant sur Internet. C'est ce que nous avons constaté. Mais nous avons aussi vu qu'ils n'exploitent pas vraiment le potentiel criminel du Web. Ils ne commettent pas de cybercrimes complexes et n'établissent pas de liens avec d'autres organisations criminelles. Ils préfèrent les crimes de nature plus agressive qui impliquent des menaces et d'autres comportements du genre, comme dans la rue. Alors ils ne font rien de très évolué, en grande partie par manque de connaissances technologiques.
Quel usage font-ils d'Internet?
Internet offre une belle plateforme pour mousser les réputations. Les gangs s'en servent beaucoup pour vanter leurs exploits en ce qui a trait aux femmes, aux drogues et aux bagarres. C'est une forme extrême de valorisation de marque qui ressemble presque à une vidéo hip hop très stéréotypée. YouTube est une vraie petite machine publicitaire pour les gangs. Faites une recherche avec le mot « gangs » ou une variante et vous verrez beaucoup de vantardises, de batailles et de menaces. Vous obtiendrez ainsi des milliers de résultats. La police utilise en général cette information pour ouvrir de nouveaux dossiers ou alimenter des dossiers en cours.
Comment leurs activités en ligne influent-elles sur ce qu'ils font dans la rue?
Il y a un lien entre les deux. Nous savons qu'Internet est maintenant le prolongement de la vie sociale. Facebook, Twitter et les autres médias sociaux effacent progressivement la distinction entre ce qui se fait en ligne et ce qui se fait hors ligne. L'inquiétant, c'est que les comportements en ligne ont une incidence sur ce qui arrive dans la rue. Du moment qu'ils ont un téléphone intelligent, les gangs n'ont plus besoin d'Hollywood pour les porter à l'écran. Sur Internet, tout va vite, devant un immense public, avec très peu de contraintes réglementaires, ce qui permet aux gangs d'y faire passer leurs messages. Il suffit d'un commentaire désobligeant sur un quartier ou la petite amie d'un membre de gang pour déclencher une guerre en règle.
Que peuvent faire les corps de police pour surveiller les activités des gangs en ligne?
Bien des organismes font un excellent travail de ce côté, mais il reste du pain sur la planche. Certains ont formé des groupes de travail voués exclusivement à ce genre de surveillance. Beaucoup d'agents spécialisés dans la lutte contre les gangs essaient de se faire des « amis » et de pénétrer des réseaux d'influence pour obtenir de l'information.
On peut aussi cibler des adresses IP ou aller sur YouTube et télécharger des vidéos. La documentation et l'identification font partie des forces de la police. Il est essentiel de se familiariser avec la culture. De cette façon, quand on voit des mots clés s'employer, que ce soit à Toronto, New York ou Los Angeles, on sait les reconnaître. Par exemple, quand quelqu'un parle de biscuit sur Twitter, on sait qu'il s'agit d'une arme à feu à New York. Rester au courant de la culture aide à prévoir les tendances quant aux comportements des gangs.
Dans quelle proportion les membres de gang sont-ils actifs dans les médias sociaux?
Notre étude a été réalisée à Los Angeles, Cleveland, St. Louis, Phoenix et Fresno, auprès de personnes qui en étaient à différents stades de la procédure de justice pénale. Nous avons découvert qu'environ 80 pour cent des membres de gangs, anciens et actuels, ont une présence en ligne, ce qui est conforme aux moyennes nationales et légèrement inférieur à ce qui s'observe chez leur groupe d'âge. L'étude date cependant de 2011, et les choses changent vite. À l'époque, 70 pour cent des sujets étaient sur Facebook, environ 40 pour cent sur MySpace, et 10 à 15 pour cent sur Twitter. J'imagine que l'utilisation de Twitter doit s'être beaucoup amplifiée, même en seulement deux ans.
Qu'est-ce qui a motivé Google à commander cette étude?
La société Google a commandé l'étude parce qu'elle s'intéresse aux comportements extrémistes, vu sa forte présence sur le Web. Bien des groupes extrémistes délaissent leurs anciennes méthodes, telles que la distribution de dépliants et la diffusion de propagande à la radio AM. Ils peuvent maintenant utiliser Internet pour trouver des sympathisants et des recrues.
Google s'intéresse non seulement à l'usage que font ces groupes d'Internet, mais à la question de savoir si Internet peut promouvoir le décrochage de leurs membres, c'est-à-dire inciter des membres actifs à quitter le milieu.
Avez-vous fait des constats de cet ordre?
Non. Internet influe beaucoup sur les activités des gangs, mais semble ne jouer au mieux qu'un rôle indirect dans le processus de décrochage. Les gens ne restent pas très longtemps dans un gang. Seul un faible pourcentage de membres y reste plus de quatre ans. La plupart des jeunes n'en font partie que brièvement parce que le gang ne répond que partiellement à leurs besoins fondamentaux. Le plus souvent, c'est la progression naturelle de la vie qui les amène à quitter le gang : ils trouvent un emploi, ils forment un couple, ils ont un enfant.
Un autre facteur qui entre en jeu est le désenchantement. La violence rassemble les membres du gang et favorise sa cohésion, mais au-delà d'un certain seuil, elle devient repoussante. Les membres se lassent de la violence et du harcèlement de la police. Dans la mesure où il favorise la violence, Internet contribue indirectement aux motivations qui incitent les gens à quitter un gang.
Comme bien d'autres aspects des gangs, l'usage qu'ils font d'Internet est souvent entouré de sensationnalisme. C'est un angle nouveau et intéressant, qui suscite beaucoup de curiosité. Les gangs, leurs actes de violence et leurs comportements extrêmes attirent l'attention, mais la plupart du temps, leurs membres ne font que se tenir ensemble. Ils vont au centre commercial, à l'école, au cinéma, au terrain de basket. On voit la même tendance en ligne. Rien de trop excitant. Ils s'envoient des messages instantanés, vont sur YouTube, font des opérations bancaires, achètent des chansons sur iTunes et magasinent en ligne, bref ils font des choses typiques de leur âge. Mais de temps à autre, ces habitudes anodines laissent entrevoir un côté plus sombre. Je trouve important de faire la part des choses. La majorité des activités en ligne des gangs ne sont pas criminelles, tout comme la majorité de leurs activités dans la rue.