Si l'acuité des souvenirs varie autant, c'est notamment à cause de la physiologie propre à chacun et des réactions neurochimiques qui se produisent dans le cerveau sur le coup. Autrement dit, le traumatisme s'inscrit jusque dans les cellules, et, sans le soutien approprié, la personne touchée ne pourra pas nécessairement guérir de ses symptômes en laissant le temps faire son œuvre.
Un traumatisme profond qui n'est pas traité continuera de faire son petit bonhomme de chemin dans l'organisme, si bien que, des mois ou des années plus tard, la victime ne verra souvent pas le lien entre cette vieille blessure et les difficultés qu'elle peut vivre au présent.
Les policiers et les autres intervenants de première ligne doivent poursuivre leurs efforts pour comprendre le phénomène d'un point de vue scientifique. À force d'apprendre à mieux s'entraider après un traumatisme, ils acquièrent un savoir qui permet, d'une part, d'améliorer la qualité de vie personnelle et professionnelle des policiers ayant vécu un traumatisme et, d'autre part, de mieux comprendre les rôles que la police peut jouer dans la communauté en cas d'incident traumatique d'envergure.
Ces rôles vont au-delà de l'enquête criminelle et de l'intervention d'urgence. Les corps policiers qui composent de façon saine avec l'incidence des traumatismes sur leurs agents seront aussi plus efficaces à l'échelon communautaire, dans leurs rapports avec des enfants, des jeunes, des familles ou des écoles touchés par des actes de violence ou d'autres incidents traumatiques.
Après la fusillade du 4 juin 2014 à Moncton, au Nouveau-Brunswick, une alerte a été diffusée à des professionnels partout en Amérique du Nord pour demander que soit maintenue l'application rigoureuse des protocoles d'évaluation des risques de violence (ERV). C'est que plus de 15 tueries à l'arme blanche ou à l'arme à feu étaient survenues au Canada et aux États-Unis depuis le 2 avril précédent, date de la deuxième fusillade à la base militaire de Fort Hood, et le paysage médiatique en était saturé.
La police avait été ciblée dans quatre des fusillades. L'alerte a été diffusée pour la simple raison que les domaines de l'ERV et de l'intervention en situation de crise ou de traumatisme sont intimement liés.
On sait maintenant que les violences fortement médiatisées ne donnent pas des envies d'imitation à des personnes qui ne présentaient auparavant aucun facteur de risque. Elles intensifient plutôt des symptômes déjà présents chez des individus troublés.
C'est ce qu'on appelle le cycle du traumatisme et de la violence (CTV) : au départ, un traumatisme déclencheur, même non violent (telle qu'une éclosion du SRAS), accroît le potentiel de violence chez un individu craintif ou porté sur les théories de complot. Quand celui-ci passe aux actes, il en résulte des violences graves qui causent un deuxième traumatisme et ainsi de suite. Le CTV s'intensifie encore davantage après des incidents comme les tueries susmentionnées.
Au lendemain de la fusillade du 14 décembre 2012 à l'école Sandy Hook, l'auteur a rédigé un rapport de consultation en 15 points afin de mettre des ressources de soutien à la disposition non seulement des enfants, des familles et du personnel scolaire, mais aussi des policiers et des autres interve-nants qui avaient été exposés aux horreurs de cette journée-là et de celles qui ont suivi.
Les vieilles mentalités ont donné lieu à bien des suppositions erronées au fil des ans, dont celle qui veut que les professionnels de tout acabit doivent simplement « en revenir et tourner la page ». Des années de leçons douloureuses ont toutefois nettement montré qu'aucun uniforme ne protège son porteur contre l'impact d'un traumatisme. En fait, l'uniforme peut même empêcher qu'on demande et qu'on obtienne du soutien à cause de cette attente irréaliste.
Lors des séances de formation que présente l'auteur sur l'ERV et les traumatismes, les gens demandent si tous les services de police procèdent de la même façon. La même question est posée à l'égard des hôpitaux, des écoles, des cliniques de santé mentale, des services d'incendie et des bureaux de probation, entre autres. La réponse est toujours « non ». Vient ensuite une question connexe : « Chaque service de police a-t-il sa propre personnalité? » La réponse est toujours « oui ». Pourquoi ces questions sont-elles pertinentes?
Après les fusillades en milieu scolaire commises à Columbine (Colorado) et à Taber (Alberta) en avril 1999, il est devenu apparent que la dynamique du système humain dans lequel on se trouve influe, elle aussi, sur la façon de réagir à un traumatisme et sur la capacité à en guérir.
Dans le contexte policier, cela signifie qu'un organisme réussira mieux à surmonter une tragédie s'il est doté d'un solide leadership empreint d'ouverture et d'intelligence émotionnelle que s'il est dirigé par des cadres fermés, distants et froids qui ne manifestent aucune sollicitude (réelle ou perçue) à l'égard de leur personnel.
Les systèmes empreints d'un tel esprit de fermeture suscitent une forte anxiété à l'interne, car à mesure que les symptômes naturels apparaissent et que les professionnels reçoivent le message (explicite ou non) qu'ils doivent en revenir et tourner la page, ils cessent de communiquer et cherchent à nier ce qu'ils ressentent. Leur état empire alors sous l'effet de la pression exercée par le système. Trop souvent, la consommation initiale d'alcool ou de drogues pour engourdir la douleur mène à la dépression, à la violence familiale, au suicide et à d'autres problèmes.
On tendait auparavant à considérer ces problèmes comme des pathologies propres à l'individu, mais on comprend maintenant que les organismes sains qui font preuve d'ouverture arrivent bien mieux à gérer l'effet des traumatismes que ceux où règne une attitude fermée et déconnectée. Aujourd'hui, le travail effectué après un traumatisme d'envergure met l'accent non seulement sur les réactions individuelles, mais sur les réactions organisationnelles aussi.
La dynamique qui anime les services de police est semblable à celle que l'on voit dans d'autres systèmes humains, comme les écoles, les établissements postsecondaires et les autres milieux de travail. Ce qu'un corps policier a de particulier, c'est la nature de ses responsabilités et le danger accru auquel ses membres sont exposés comparativement aux autres travailleurs.
Dans le cas d'une école, l'encadrement d'enfants et de jeunes vient s'ajouter à cette dynamique. Un modèle a donc été élaboré pour guider les écoles, la police, les professionnels de la santé mentale et les autres ressources dans l'intervention initiale et le rétablissement à long terme à la suite d'un traumatisme violent fortement médiatisé, d'un suicide, etc. Il comporte quatre étapes :
- Étape 1. Intervention initiale : élèves
- Étape 2. Évaluation stratégique globale : personnel scolaire
- Étape 3. Intervention communautaire : parents et familles
- Étape 4. Rétablissement : préparation de l'école et de la communauté au processus de guérison
Faire montre de calme
En cas d'incident touchant une école, la police contribue énormément au maintien du calme, ce qui constitue la règle d'or en situation de crise. Souvent, à l'étape 1 ou 2 d'une intervention, des étudiants, des parents ou même des membres du personnel scolaire perdent tellement la maîtrise de leurs émotions sous l'effet du CTV qu'ils se laissent aller à une dangereuse impulsivité qui les pousse à dire et à faire des choses qui ne leur ressemblent pas.
On a constaté que le fait de recourir à des policiers en uniforme pour aider le personnel scolaire à communiquer avec des élèves désignés (et d'autres intervenants) contribue à montrer que le danger est passé parce que l'école et la police travaillent ensemble.
Les incidents traumatiques donnent généralement lieu au signalement de plusieurs autres situations dans les minutes et les heures qui sui-vent, surtout lorsqu'il s'agit d'une violence grave ou d'une menace portée à l'attention du public (dans les réseaux sociaux, par exemple), comme dans le cas d'une fusillade en milieu scolaire.
Il est essentiel que des policiers participent aux réunions du personnel scolaire pour lui présenter les faits, leur évaluation initiale des risques et un compte rendu des mesures prises avec d'autres partenaires communautaires (école, hôpital, etc.) tout en continuant de faire preuve de calme. L'attitude des adultes dans le milieu scolaire se répercutera sur les élèves et les parents.
Un policier compétent peut calmer d'autres professionnels juste par ses propos et son attitude. Cet exemple de calme est redonné à l'étape 3, lors de la réunion tenue en soirée avec les parents et la communauté, où la présence de policiers sera encore une fois cruciale. Ces derniers communiqueront en bonne partie la même information aux parents, mais prendront aussi les devants pour encourager publiquement l'obtention du soutien requis non seulement pour les élèves, mais pour les parents et les soignants qui peuvent avoir besoin d'une aide professionnelle.
Quand un parent émotivement fermé ou distant entend un policier dire qu'un traumatisme peut produire des effets sur n'importe qui, il se montre souvent plus ouvert à l'idée d'obtenir de l'aide. Dans la mesure du possible, des poli-ciers et des policières devraient être présents pour encourager les parents à participer activement aux mesures d'intervention et de rétablissement.
L'étape 4 concerne les personnes qui réagissent de façon décalée au traumatisme qu'elles ont subi. L'une des périodes où les comportements menaçants risquent le plus de s'intensifier est celle qui entoure l'anniversaire de l'incident traumatique.
Aux pactes de suicide et aux projets de fusillade prévus vers l'anniversaire d'un incident traumatique s'ajoutent les cas, moins faciles à reconnaître, d'adultes ou d'enfants qui ont refoulé ou nié leurs symptômes de traumatisme jusqu'à l'approche de la date fatidique et qui ne comprennent souvent pas ce qui leur arrive.
Parce qu'un traumatisme laisse sa marque sur les cellules du corps, il suffit parfois d'un stimulus anodin, comme une odeur qui était présente au moment de l'incident, pour déclencher une réaction décalée des mois, voire des années plus tard.
Cette réalité oblige la police à tenir compte de l'historique des traumatismes survenus dans chaque communauté qu'elle sert, de façon à pouvoir recueillir des renseignements sur les gens susceptibles de proférer des menaces à un moment donné de l'année, puis mobiliser des ressources communautaires pendant les pér-iodes où des difficultés sont à prévoir.
J. Kevin Cameron est un expert agréé en stress post-traumatique. Il est le directeur administratif du Canadian Centre for Threat Assessment & Trauma Response et un diplômé de l'American Academy of Experts in Traumatic Stress.