Les embouteillages sont monstres, les bâtiments affichent divers stades de décrépitude et les détritus et les décombres s'amoncellent dans la ville. Il y a du monde partout, des gens qui se réunissent en groupes variés, négociant les bouchons de circulation, ou vendant de tout en bordure du chemin, allant de la nourriture jusqu'aux pièces d'automobiles.
Outre le climat, la vie en Haïti est déroutante pour un Canadien.
La ville est à la fois chaotique et stupéfiante. Et dans un pays qui a connu plus que son lot d'épreuves, la vie continue pour les habitants.
À son arrivée à Port-au-Prince pour sa première mission de paix en 2008, la cap. Laurence Trottier s'est dit : « Il faut voir ce pays pour le croire. »
« C'est une expérience qui mobilise tous les sens, explique la cap. Trottier. Une image ne suffit pas à rendre justice à Port-au-Prince; tant d'aspects nous échappent. C'est un endroit impossible à décrire. »
La cap. Trottier figure parmi les quelque 1 400 policiers canadiens qui sont fiers de porter le béret bleu dans le cadre de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), depuis l'amorce de celle-ci en 2004.
Ambassadeurs du Canada
Il y a plus de 200 ans, Haïti a lutté pour se libérer du joug de la colonisation française et espagnole. Depuis, le pays a subi une invasion par les États-Unis, souffert sous l'oppression de dictatures, développé une démocratie, été la cible de plusieurs coups d'État et subi la dévastation d'inondations, de tempêtes tropicales, d'un tremblement de terre, d'une épidémie de choléra et d'émeutes.
Chaque gardien de la paix (UNPOL) cana-dien a ses propres raisons de s'engager dans une mission. Pour avoir servi à deux reprises comme commandant de contingent en Haïti, où il a été chargé des policiers canadiens en mission, le surint. Mike McDonald souligne le besoin de stabilité et de sécurité du pays.
« Nulle part ailleurs peut-on voir un besoin aussi criant dans le visage des gens, constate le surint. McDonald. Le besoin d'assurer leur protection, pour les voir retrouver le sourire. C'est ce que nous faisons en établissant la sécurité auprès d'eux. »
Le surint. pr. Serge Therriault, actuellement déployé comme commissaire adjoint de police pour le développement de la Police nationale d'Haïti (PNH) au sein de la MINUSTAH, explique que les policiers canadiens jouissent d'une excellente réputation dans le pays.
Forts de leur réputation d'expertise et de professionnalisme, les Canadiens occupent divers postes de responsabilité dans les missions des Nations Unies, notamment ceux de commissaire, de commissaire adjoint et commandants régionaux de police, ainsi que d'experts en police communautaire.
« Nous sommes très polyvalents et savons nous adapter au large éventail de fonctions policières exigées sur le terrain, explique le surint. pr. Therriault. Et grâce à leurs capacités linguistiques et policières, nos membres canadiens sont en demande. »
Cela dit, le Canada n'est pas uniquement représenté par les membres en position de lea-der. Selon le surint. McDonald, peu importe leur poste ou l'endroit de leur affectation, les Canadiens brillent par leur rendement.
« Leur rôle ne se borne pas au renforcement des capacités policières, ils représentent le Canada chaque jour, chaque minute, à chaque instant, explique le surint. McDo-nald. Je leur rappelle de toujours manifester les valeurs qui nous tiennent à cœur. »
Outre leurs qualités de mentor et leur esprit d'initiative, les agents de la police civile des Nations Unies doivent manifester une ouverture à différentes cultures et différentes perspectives, car les Nations Unies rassemblent des policiers issus de 46 pays.
« Nous devons constamment être ouverts à d'autres idées et d'autres façons de faire. Nous sommes tous des policiers compétents, mais c'est la diversité des effectifs qui nous aide à atteindre nos objectifs », ajoute le surint. McDonald.
D'hier à aujourd'hui
Dans le cadre du mandat de soutenir le processus électoral, d'améliorer la justice et de favoriser la sécurité et la stabilité du pays, les Nations Unies ont amorcé une première mission de 1994 à 2000, puis ont affecté un deuxième contingent en 2004.
La Police nationale d'Haïti (PNH) est encore peu expérimentée. Et lorsque le comm. adj. Marc Tardif a entamé sa première mission au pays comme Casque bleu en 1995, les services policiers étaient encore embryonnaires.
« Auparavant, ces fonctions étaient assumées par l'armée, explique le comm. adj. Tardif. Lorsqu'il a été décidé d'établir une police nationale, on a affecté une portion des effectifs militaires, de l'ordre de 4 700 membres, pour en faire un corps policier. »
Lors de la première affectation du comm. adj. Tardif, les agents de l'UNPOL constituaient le corps de police compétent du pays tout en assurant la transition des effectifs de l'armée en une organisation policière professionnelle. Les cadets de la PNH que le comm. adj. Tardif était chargé de former étaient encore inexpérimentés, étant à peine sortis de l'école de police.
Au lancement de la MINUSTAH en 2004, les Canadiens étaient sur place pour soutenir la PNH.
« Lorsque je suis revenu en 2010, les agents de la PNH étaient désormais des po-liciers professionnels; certains d'entre eux avaient 15 ans de métier », ajoute le comm. adj. Tardif.
Il était heureux de revoir certains des agents qu'il avait formés. « À l'époque, je n'avais pas encore de cheveux blancs, mais les membres m'ont tout de même reconnus à mon accent canadien français et à ma personnalité, et certains se sont même souvenus de mon nom », constate le comm. adj. Tardif.
Mais les choses n'ont pas toujours été faci-les pour la MINUSTAH. En 2006, la communauté internationale a élaboré le plan de réforme de la police pour l'imposer à la PNH.
« Les effectifs n'y ont pas vraiment souscrit », explique le surint. pr. Therriault. Ce qui a ralenti les progrès au tout début de la mission.
Un pays anéanti
Puis, en un éclair, tout a basculé. Le 12 janvier 2010, un tremblement de terre a dévasté le pays, causant près de 300 000 morts et plus d'un million de sans abri, et mettant l'infrastructure du pays en ruine.
La PNH a perdu 75 membres, 253 autres membres ont été blessés et 18 agents de l'UNPOL ont péri.
Les membres de la GRC sur le terrain retenaient leur souffle au moment de recenser les décès parmi leurs effectifs, et c'est avec une profonde tristesse qu'ils ont appris la mort du surint. Doug Coates et du serg. Mark Gallagher.
C'est la mort du surint. Coates qui a incité le comm. adj. Tardif à revenir en Haïti. Il ne prévoyait pas entamer une nouvelle mission à l'époque, mais le surint. Coates avait été son compagnon de troupe.
« Pour moi, Doug incarnait l'ultime gardien de la paix à la GRC, explique le comm. adj. Tardif. Il avait consacré sa vie au maintien de la paix. Comme j'étais très attaché à Doug, j'ai voulu poursuivre son œuvre pour honorer sa mémoire. »
Lorsqu'il a débarqué au pays un mois après le séisme, c'était le chaos total, mais le comm. adj. Tardif a retroussé ses manches sans hésiter.
Le mandat de la mission entière était passé du renforcement des capacités policières à une mission humanitaire.
Dans les jours et les mois qui ont suivi la catastrophe, les Canadiens ont contribué à sauver de nombreuses vies : ils ont secouru des victimes prisonnières des décombres, administré les premiers soins aux blessés et agi comme interprètes auprès du personnel médical.
« Nos policiers figuraient aussi parmi les victimes, mais ils se présentaient au travail, que ce soit à pied ou entassés à 10 dans une voiture; ils répondaient à l'appel pour aider les autres victimes », explique le comm. adj. Tardif.
Pour le leadership manifesté après le tremblement de terre, notamment en s'attaquant aux taux de crime à la hausse et en soulevant le problème de la violence fondée sur le sexe, le comm. adj. Tardif a été nommé commissaire de police en mars 2011.
À titre de responsable, le comm. adj. Tardif a poursuivi l'intensification de ces initiatives tout en abordant de nouveaux défis, et ce, avec le savoir faire nécessaire pour assumer la direction de policiers issus de 46 pays.
« Il faut parfois accomplir ce qu'il faut parce que c'est juste, souligne le comm. adj. Tardif. Peu importe ce qu'il adviendra par la suite. J'étais déterminé à affronter tout détracteur, grâce à la conviction d'agir pour le bien. »
Et la dévastation du pays a motivé d'autres membres de la GRC à renouveler leur affectation.
Pour sa part, le serg. Denis Chiasson est venu en Haïti en 2008 pour former des membres de la PNH à la police scientifique. Après sa première affectation, il a travaillé à la Sous-direction des missions de paix internationales (aujourd'hui le Développement policier international), qui coordonne les déploiements internationales des missions de la paix pour tous les services de police canadiens.
Après le séisme en 2010, le serg. Chiasson voulait revenir en Haïti. « J'avais observé l'épisode du tremblement de terre depuis l'étranger, étant chargé de la gestion logistique du personnel en mission sur le terrain, explique-t-il. Je savais les difficultés qui accablaient tous les Haïtiens après le séisme et je voulais participer au volet humanitaire de la mission. »
La même motivation animait la cap. Trottier. Elle ne pouvait s'empêcher de penser aux amis qu'elle s'était fait à sa première mission en 2008.
« J'étais résolue à revenir, dit-elle. Lorsqu'on m'a appris que j'étais sur la liste des membres affectés, j'étais très excitée. Mes liens avec Haïti étaient encore très étroits. »
Aujourd'hui, trois ans plus tard, la cap. Trottier se prépare pour une troisième affectation en Haïti.
La prochaine étape
Après le séisme, il a fallu environ un an pour que la mission reprenne son cours normal. Les opérations de secours de la PNH ont cependant permis à ses membres de se rapprocher des gens.
« Ils ont dû se mobiliser dans toutes les activités entourant l'après-séisme, explique le surint. pr. Therriault. Les membres ont ainsi montré qu'ils étaient prêts à intervenir dès le lendemain et à porter secours à la population. »
Et la situation s'améliore constamment. Plutôt que d'imposer un nouveau plan à la PNH, l'UNPOL travaille de concert avec la police nationale à l'élaboration du plan de développement 2012-2016.
« Ils participent à toutes les étapes du plan, explique le comm. adj. Tardif, qui était commissaire de police à l'époque où le plan initial a vu le jour. « C'est une réussite pour moi en ce sens qu'il ne s'agit pas de notre plan, mais du leur. Ils sont davantage mobilisés parce qu'ils l'ont créé eux-mêmes. »
Ainsi, depuis 2012, les taux d'homicides, d'enlèvements et de violence sexuelle ou fondée sur le sexe régressent constamment.
« Nous avons atteint un taux d'enlèvement quasi nul depuis les douze derniers mois », souligne le surint. pr. Therriault.
Et depuis qu'on a jeté les bases de la sécurité et que la PNH est en mesure d'intervenir sur le plan opérationnel, la mission est désormais axée sur les moyens de développer l'organisation policière.
Dans le cadre de ce plan de développement, on a dressé une liste de 70 activités à réaliser d'ici 2016. Jusqu'à maintenant, cinq sont achevées, dont la construction de l'Inspectorat général — organe de surveillance de la police — et l'élaboration d'un plan de carrière pour les agents de la PNH.
Vingt trois autres projets en sont à un stade avancé d'achèvement, 41 sont en cours et un autre n'a pas encore été lancé.
Le surint. pr. Therriault explique que s'il est important d'accumuler de bons souvenirs dans la mission, il faut aussi laisser derrière soi un héritage dont on peut être fier.
« De quoi sera fait cet héritage?, demande le surint. pr. Therriault. Porter les effectifs de la mission à 15 000, établir un Inspectorat général incorruptible, mettre en place la Garde côtière, atténuer la misère dans les prisons, développer la capacité de travailler avec d'autres services de police — voilà les réalisations que nous voulons laisser derrière nous. Les agents le comprennent et s'efforcent de se dépasser. »
En février 2014, le comm. adj. Tardif est revenu en Haïti pour assister à une remise de médailles pour les agents canadiens de l'UNPOL. Il s'agit d'une cérémonie annuelle, mais cette année marquait le 25e anniversaire de la participation de la police canadienne aux missions de paix internationales.
Il se dit fier de ce qu'il voit : les rues sont exemptes de décombres, la circulation s'est allégée. On ferme les camps de personnes déplacées à mesure que les gens sont réinstallés. Il y a même des lampadaires et des feux de circulation sur les routes principales. Mais, surtout, la mission progresse.
« Il faut du temps, souligne le comm. adj. Tardif, mais nous allons dans la bonne direction. »
Reproduit avec la permission du Pony Express ().