Depuis quelques années, la GRC s'éloigne de la stratégie du démantèlement au profit d'une stratégie de perturbation plus pragmatique dans ses enquêtes sur des trafiquants de haut niveau. Nous verrons ici ce qui a motivé ce changement et les avantages et inconvénients de ces deux techniques d'enquête.
Stratégie de démantèlement
Longtemps, la GRC a favorisé la stratégie de démantèlement dans ses enquêtes sur des réseaux de trafic de drogues, son but étant d'arrêter et de faire condamner la majorité des acteurs de ces entreprises criminelles et surtout ceux du haut de la pyramide, les têtes dirigeantes des réseaux.
C'est ce que vise la stratégie de démantèlement : éliminer un groupe fonctionnel en en arrêtant la plupart des membres, voire tous, et en les faisant condamner pour complot dans le trafic ou l'importation de stupéfiants, en contravention de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Des suspects se révèlent aux policiers de diverses façons, souvent dénoncés par des informateurs, des banques, des douaniers ou d'autres organismes d'application de la loi ou au fil d'une enquête. Une fois l'organisation mise au jour, la GRC recueille du renseignement sur ses participants, sur les lieux qu'ils fréquentent, sur ses modes opératoires, sur ses réseaux d'affaire et sur sa structure orga-nisationnelle.
Les enquêteurs élaborent le plan opérationnel qu'ils entendent suivre pour enquêter et faire condamner les membres du groupe ciblé. Ils tiennent compte des enjeux légaux, de la logistique, des lois d'autres pays, des besoins en personnel, de la surveillance électronique et physique, du recours à des informateurs, à des agents d'infiltration et à des escroqueries, du besoin de traduction et du budget. Les superviseurs approuvent ou rejettent le plan en en évaluant les coûts-bénéfices, la faisabilité, la taille du réseau, la quantité et le type de drogues en cause, la propension à la violence et les risques pour la sécurité du pays.
Il faut habituellement un gros budget pour enquêter sur des trafiquants de haut niveau, pour payer les salaires, la surveillance, la traduction, les voyages et l'hébergement. Il n'est pas rare de devoir consacrer plusieurs années et des millions de dollars à un seul projet. La plupart des arrestations se font au terme du projet, afin d'éviter d'alerter les trafiquants qui font l'objet de l'enquête.
La stratégie de démantèlement demande tellement de temps et d'argent que les coûts prohibitifs d'un projet expliquent le ciblage des seules organisations les plus grandes et les plus violentes.
Le problème que pose cette stratégie, c'est qu'il reste souvent très peu de ressources pour enquêter sur des groupes non violents et de moindre envergure. Ceux-ci peuvent donc continuer d'agir dans une relative impunité et même prendre la place de l'organisation criminelle qui a été décimée.
C'est le problème auquel a donné lieu le projet du bureau de change de la GRC à Montréal entre 1990 et 1994. La GRC avait trouvé 25 groupes distincts, mais n'avait les ressources pour enquêter que sur deux.
Bien que l'enquête ait permis d'inculper 57 suspects pour trafic de stupéfiants et blanchiment d'argent et de saisir pour 16,5 M$ d'argent et de biens, il s'est blanchi 125 millions de narcodollars et les membres des 23 autres groupes de trafiquants ont poursuivi leurs activités sans être inquiétés.
Les critiques de la police, les médias et le Parlement ont reproché à la GRC d'avoir fourni des services de blanchiment d'argent à des criminels, parmi lesquels des trafiquants de cartels internationaux.
Stratégie de perturbation
Depuis quelques années, la GRC recourt de plus en plus à une stratégie de perturbation, qui est davantage opportuniste, exige moins de ressources et cible plus de réseaux. Cette méthode ne vise pas tant à décimer les têtes des réseaux qu'à multiplier les embûches dans leurs affaires. Il s'agit de perturber la circulation des drogues en interceptant les stupéfiants, en procédant sur-le-champ à l'arrestation des passeurs et des vendeurs à tous les niveaux de la chaîne, et à saisir l'argent et les biens de toutes natures.
Comment la GRC s'attaque au crime organisé
Au lieu de cibler les produits illégaux comme elle le faisait auparavant, la GRC cible maintenant les groupes et réseaux du crime organisé qui sont impliqués dans diverses activités criminelles, y compris la production et la distribution de drogue.
Ainsi, la GRC est davantage en position de s'attaquer à une panoplie de menaces et de crimes qui minent la sécurité et l'intégrité du pays. Le modèle actuel permet de mieux connaître le contexte de la menace, d'analyser les tendances nouvelles et d'établir des liens intérieurs et internationaux entre les enquêtes. Il permet également à la GRC d'obtenir de meilleurs résultats et d'améliorer la gestion du rendement dans l'organisation.
Parce que les ressources et le travail d'enquête doivent être axés sur les priorités et les menaces les plus importantes, la Police fédérale de la GRC utilise un outil de priorisation. Les enquêteurs établissent, par exemple, le niveau de menace d'un groupe ou réseau pour l'intégrité économique et sociale du Canada et la pertinence stratégique de celui-ci relativement aux priorités du gouvernement, de la communauté de l'application de la loi et des partenaires étrangers.
Les enquêteurs de la Police fédérale étudient et utilisent divers outils d'enquête en vue de perturber et de démanteler les groupes et réseaux du crime organisé transnational impliqués dans la production et la distribution de drogue. À cette fin, ils comptent de plus en plus sur la collaboration de leurs partenaires étrangers et les enquêtes conjointes visant à perturber les activités criminelles à l'extérieur du Canada.
Source : Police fédérale, GRC
Privé de son produit, de son argent et de son personnel, le trafiquant peine à se maintenir en affaire. Il doit changer ses plans, renouveler son personnel et composer avec la réduction de l'offre, l'augmentation des coûts, l'insatisfaction des clients, les dettes à payer, la perte de confiance et du crédit, l'atteinte à la réputation, les conflits et la peur des informateurs. Idéalement, une stratégie de perturbation fait en sorte que le trafiquant aura de la difficulté à conclure une affaire et même à rester en affaire.
La police peut faire intervenir d'autres organismes pour l'aider à perturber l'offre de drogues.
La GRC informera l'Agence des services frontaliers du Canada des déplacements des passeurs et les fera fouiller et arrêter à la frontière. L'Immigration pourra interdire l'entrée au pays à des étrangers, voire les déporter s'ils ont participé au trafic de drogues. On peut éclairer Revenu Canada sur les habitudes de consommation et sur les revenus des trafiquants pour que soit ouverte une enquête pour évasion fiscale. On invoque les lois régissant la conversion de devises et les produits de la criminalité pour porter des accusations de blanchiment d'argent et pour saisir des biens.
Aux prises avec de multiples problèmes juridiques, les trafiquants sont brimés dans leurs déplacements et ont moins de ressources à consacrer au trafic de drogues.
La stratégie de perturbation a été utilisée avec succès dans le projet du bureau de change de Vancouver, entre 1993 et 1996, qui a conduit à l'arrestation de 120 suspects au Canada et aux États-Unis et à la saisie de 800 kilogrammes de cocaïne, de 2,5 M$ en argent et de biens d'une valeur de plusieurs millions de dollars. La GRC a arrêté des agents de niveaux variés et fait de fréquentes saisies de drogues et d'argent en vue de perturber les activités du plus de trafiquants possible.
Comparaison des deux stratégies et différenciation
La stratégie de démantèlement requiert de la planification, les progrès sont lents et réfléchis. Au contraire, la stratégie de perturbation nécessite d'agir vite et avec opportunisme. Pour mieux comprendre la différence, intéressons-nous à l'aspect
« saisie de drogues ». Supposons que la GRC apprend la livraison d'une grande quantité de stupéfiants. La stratégie de démantèlement l'oblige à laisser se poursuivre la livraison pour en révéler les destinataires finals.
Il faut donc une équipe de surveillance, du soutien technique et une coordination générale, ce qui représente beaucoup de travail et de coûts. Les policiers recueilleront des renseignements sur le groupe, prépareront un plan opérationnel, regrouperont toutes les ressources nécessaires et ouvriront une enquête majeure qui aboutira à de nombreuses arrestations dans quelques mois, voire quelques années.
La stratégie de perturbation verra la police saisir les drogues et arrêter ceux qui, en toute connaissance de cause, se présenteront pour en prendre livraison. Ceux qui sont ainsi arrêtés seront des passeurs ou des messagers, rarement les trafiquants de haut niveau.
« Saisir la drogue à l'arrivée, c'est cueillir les fruits à portée de main. Nous perturbons les trafiquants de haut niveau, sans pour autant les faire condamner et emprisonner » concède un policier de la GRC.
Certains diront qu'on fait de même avec la stratégie de démantèlement, puisque seuls quelques groupes sont ciblés et que les trafiquants de haut niveau des autres orga-nisations ne font l'objet ni d'une enquête ni d'accusations.
La GRC veut des résultats et mesure habituellement son succès en termes d'arrestations et de condamnations de trafiquants de haut niveau et de démantèlement d'organisations criminelles. Il est plus difficile de mesurer le succès d'une stratégie de perturbation, parce qu'on connaît rarement son impact sur la capacité du trafiquant à s'approvisionner en drogues, elle tient davantage de la prévention. La drogue saisie et l'arrestation de passeurs n'impressionnent pas autant que l'arrestation de gros trafiquants.
Résumé
Ces stratégies peuvent être complémentaires. La GRC continue de cibler les grandes organisations violentes dans le but de les éradiquer en multipliant les arrestations et l'incarcération de leurs têtes dirigeantes. Mais puisque la stratégie de démantèlement coûte cher et qu'il faut utiliser judicieusement des ressources limitées, la police a aussi recours à des techniques de perturbation pour limiter la circulation de drogues, augmenter les coûts pour les trafiquants, limiter leurs profits et leur créer des problèmes de paiement, de crédit, de confiance et de réputation.
Comme bien d'autres organismes gouvernementaux, la GRC compose avec des contraintes budgétaires et des demandes de services nouvelles et multiples. Ses anciennes sections antidrogues ont fait place aux Groupes des crimes graves et du crime organisé pour lesquels le trafic de stupéfiants n'est plus la priorité, ayant cédé la place à la fraude grave, aux manipulations bancaires et boursières, à la traite de personnes, au terrorisme et aux menaces contre la sécurité des frontières canadiennes. La cybercriminalité a aussi gagné en ampleur et en gravité, faisant peser sa part de besoins sur les services d'enquête de la GRC.
La société a changé, la consommation de certaines drogues, quoique toujours illégale, semble dorénavant moins menaçante que d'autres crimes aux yeux de la population et même de la police. On constate l'échec de l'interdiction, le remplacement rapide des trafiquants arrêtés par de nouveaux venus et la poursuite du trafic, comme si de rien n'était.
La GRC doit souvent choisir à quelle organisation criminelle elle s'attaquera. Elle continue de miser sur le démantèlement devant les groupes les plus violents, mais a de plus en plus recours à la perturbation pour atteindre un plus grand nombre de trafiquants.
Frederick Desroches, Ph. D., est l'auteur du livre The Crime that Pays: Drug Trafficking and Organized Crime in Canada.